Zéro Deux # 106 online. Jean-Marie Appriou à la galerie Eva Presenhuber
Dans l’intimité de l’espace viennois de la galerie Eva Presenhuber, Jean-Marie Appriou orchestre une nouvelle production, tissant une toile dense composée de fils nouveaux, mais aussi familiers, désormais entrelacés dans son travail. Le titre, Gemini, offre au spectateur une clé pour déchiffrer l’exposition, à partir de son (double) noyau et à travers la multitude de rayons qu’il renvoie. Cette structure nucléique se prolonge dans l’agencement spatial, qui met en évidence une sculpture en bronze intitulée « Le poète et le sculpteur (mitose) », représentant deux astronautes humanoïdes, stratégiquement encerclés par trois bustes en verre de Rainer Maria Rilke – “Dans la tourmente de l’encre (Rilke 1, 2 et 3)”.
Suivant la démarche artistique de Jean-Marie Appriou, les astronautes en bronze dépassent leur titre et nous incitent à explorer plus profondément leur récit. En observant ces figures énigmatiques, on aperçoit leurs traits toujours enfantins, l’une étant légèrement plus grande que l’autre. Pour la première fois, ces astronautes échangent leurs habituels casques spatiaux en verre pour enfiler des protections métalliques, qui servent de miroir, reflétant à la fois les spectateurs et le cosmos. Les formes androgynes de ces corps émergent subtilement de leurs scaphandres modelés à partir de motifs tubulaires, ornés des traces de doigts de l’artiste qu’il a enfoncés un à un sur toute la surface.
Appriou parle de ces personnages comme d’une représentation anthropomorphique de la division des organismes unicellulaires, une première mitose en quelque sorte, qui divise une cellule en deux, symbolisant la genèse de la multiplication complexe, de la réparation et de l’évolution de la vie telle que nous la connaissons aujourd’hui. Le couple surgit d’un socle d’argile-devenue-métal, s’élevant vers le ciel tout en flottant de quelques centimètres au-dessus du sol. Tandis que l’œuvre pourrait résonner avec de puissantes références religieuses, culturelles et scientifiques, Appriou s’abstient délibérément de les imposer comme une obligation. L’intentionnalité de cette ambiguïté résume l’essence du je-ne-sais-quoi de l’artiste – son œuvre existe dans un état à la fois vide et plein, offrant aux spectateurs la liberté de choisir une interprétation possible, ou d’apporter la leur sur son récit envoûtant. L’on pourrait, par exemple, considérer les astronautes comme un clin d’œil au mouvement de science-fiction, ou un rappel des jumeaux emblématiques de Kubrick, ou encore une évocation du futurisme stylisé de Daft-Punk, voire même une aspiration d’un véritable voyage dans l’espace. Ils pourraient aussi être interprétés comme des signes d’espoir, de renouveau, même de nouveaux messies, renvoyant au concept primordial de la création de l’homme à partir de la poussière de la terre. Appriou revendique à la fois toute et aucune de ces significations, soulignant ainsi le pouvoir intrinsèque de la dualité qui émane de ses œuvres, un fil thématique entrelacé aux différents sujets qu’il explore.
Adhérant au principe de la mitose, Jean-Marie Appriou pratique la division d’un seul moule en une série de sculptures originales. Aucune de ses œuvres sculpturales n’existe en tant que simple copie d’une édition ; il les envisage plutôt comme diverses itérations d’une identité singulière et unique. À l’occurrence, l’exposition dévoile trois bustes de Rainer Maria Rilke provenant du même moule et qui entourent les astronautes, formant ainsi une constellation triangulaire symbolique dans l’espace de la galerie.
Le rôle de Rilke dans l’exposition Gemini émane de la fascination d’Appriou pour la dynamique entre le poète et Auguste Rodin. Cette juxtaposition met en évidence le contraste entre un jeune poète méconnu d’une vingtaine d’années et un sculpteur d’une soixantaine d’années, établi et imposant, qui s’est déjà fait un nom. Alors que Rilke reconnaît que l’œuvre de Rodin a eu un impact profond sur sa vision de la vie, du travail et de l’art, on oublie souvent que Rodin lui-même a fait l’éloge de la poésie. En effet, “Le Penseur” a été d’abord baptisé “Le Poète”, inspiré du personnage de Dante dans la “Divine Comédie”.
Par ce miroir métaphorique, Appriou se lance dans une expédition archétypale, cherchant passionnément le sculpteur dans le poète, et le poète dans le sculpteur. Avec des gestes doux, il sculpte le visage de Rilke dans l’argile et laisse sa signature en imprimant finement ses empreintes sur sa surface. La sculpture est ensuite soufflée à la main dans son moule, des traînées de fumée se mêlant au verre coloré. Adoptant la logique d’un poète, Appriou traduit les couleurs en mots, imprégnant chaque buste d’une teinte distincte renvoyant à une signification allégorique. Il choisit ainsi le bordeaux d’une rose flétrie pour le premier, le bleu d’une goutte d’encre de poète pour le second, et le gris de la contemplation de sa propre mortalité pour le troisième.
Cependant, au-delà de la corrélation entre les deux arts de la poésie et de la sculpture, ou entre les deux artistes, Rilke et Rodin, Appriou embrasse un thème fondamental dans la compréhension de l’art contemporain : l’empathie.
Ce concept relativement récent, issu des découvertes de la fin du siècle, a été formellement dénommé par le psychiatre Théodore Lipps, un ancien professeur de Rilke. Initialement centré sur la contemplation des œuvres d’art, ce terme explore la relation complexe entre le spectateur et l’œuvre d’art. Pour Rachel Corbett, qui a étudié le lien entre Rilke et Rodin, l’empathie a dû jouer un rôle décisif dans le rejet que le poète a eu de sa création antérieure à sa rencontre avec le sculpteur. Corbett explique que « dès qu’un spectateur reconnaît la beauté d’un tableau, celui-ci passe du statut d’objet à celui d’œuvre d’art », ajoutant que « l’acte de regarder devient alors un processus créatif, et le spectateur devient l’artiste”(1). La proche cohabitation de Rilke avec les sculptures de Rodin, motivée par l’empathie, l’a effectivement positionné en tant que co-créateur, déclenchant une profonde transformation dans sa propre écriture.
Toutes les œuvres de Jean-Marie Appriou sont imprégnées de cette empathie qui mène le spectateur avec douceur vers un état de coexistence active avec les pièces. À travers son processus, Appriou exploite cet aspect fondamental de l’engagement du spectateur avec l’art, enrichissant l’expérience contemplative et favorisant une connexion plus profonde entre l’observateur et la création artistique.
Une main ouverte coulée en bronze nous fait signe de l’espace adjacent, la création de Andrew Lord, qui présente une exposition en parallèle à la galerie. Dans sa liminalité, il est difficile de déterminer si la elle nous accueille ou bien si elle défend l’entrée, cependant la main fait valoir la forte présence d’une autre sculpture en bronze – un grand visage – en arrière plan. Baptisée « The Forgotten Watcher », cette figure incarne l’observateur perpétuel à la peau craquelée par le temps, qui surveille l’ensemble de l’espace, portant une paire de lunettes bleues qui glissent doucement de son nez. Comme dotée d’une double vision sur le temps court et le temps long, elle voit de près à travers les lunettes ou de loin en regardant par-dessus. Motif central de l’exposition, ces miroirs-lunettes nous reflètent et nous invitent à cohabiter dans un monde qui semble transcender nos notions conventionnelles de temps et d’espace.
Dans la même salle, une gravure à grande échelle intitulée « Old Moon” conclue l’exposition. Elle évoque l’imagerie d’une carte de tarot et est l’unique pièce créée quelques années auparavant. L’oeuvre représente une femme surgissant d’une étendue d’eau – la soupe primordiale, selon Appriou – avec ses jambes qui restent immergées, alors que ses bras s’allongent vers le ciel étoilé. En possible alter ego du Veilleur Oublié, la Vieille Lune assume le rôle décisif de créatrice, de matrone et de genèse, précédant toute vie sur Terre. En contraste avec les autres figures de l’exposition, la Vieille Lune est montrée dans son intégralité, révélant son corps, sa tête et son visage, existant harmonieusement et ne devenant qu’un avec son cosmos.
L’exposition de Jean-Marie Appriou se présente comme un voyage poétique dans l’esprit d’un sculpteur, où les mots prennent forme et les sculptures émergent, comme si produites par les pages écrites d’un journal. À l’instar des personnages d’une pièce de théâtre, les figures placées dans la galerie se déploient une à une, tissant la trame d’une histoire unique pour chaque spectateur, le projetant dans le royaume contemplatif de l’univers sculptural d’Appriou. Nous sommes ainsi invités à co-exister et co-créer dans la multitude illimitée de nos mondes.
(1) Rachel Corbett, You must change your life: the story of Rainer Maria Rilke and Auguste Rodin – W.W. Norton – 2017.
Practical Information
– publication text –
Gemini, Jean-Marie Appriou
Galerie Eva Presenhuber, Vienne
9 novembre – 22 décembre 2023