“Les limbes d’un monde plus-qu’humain”, texte pour l’exposition “Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres”, Amélie Labourdette à la Galerie Michel Journiac, Paris

Les limbes d’un monde plus-qu’humain

L’exposition Un pur esprit s’accroit sous l’écorce des pierres d’Amelie Labourdette plonge le spectateur dans l’inquiétante étrangeté des sujets reconnaissables, et toutefois distants de ses photographies. À première vue, apparaissent des images ordinaires de forêts et de fossiles ; en s’en approchant, se révèle une étonnante gamme de gris, une multiplicité de densités – du noir le plus profond, mat aux nuances irisées – d’où surgit une vibration sortant du spectre accessible à la vision humaine. Glissant hors de la matérialité habituelle, les œuvres produisent la forte sensation d’une présence fantomatique et déconcertante. Ni ici, ni là, le spectateur est entraîné dans les limbes d’un monde plus-qu’humain, des forêts primordiales qui atteignent nos entrailles avec la sensation d’une familiarité paradoxale, une résonance intime d’une temporalité originelle que nous contenons déjà en nous, aux sources même de notre existence terrestre.

Divisées en deux ensembles clairement distincts, les photographies représentent d’un côté des images prises dans des forêts contemporaines en France et en Amérique du Nord, et de l’autre, des portraits de vestiges fossilisés des plus anciennes forêts sur Terre, datant de la période dévonienne il y a 385 millions d’années. La conjonction des temps ancestraux et actuels : celle d’une mémoire originelle enclos dans les vestiges fossiles qui s’incarne au sein même des forêts de notre présent constitue l’« aura » de la forêt selon le terme Walter Benjamin. Elle fait émerger des visions profondément enracinées dans tout être vivant. La vie terrestre a été rendue possible par cette toute première afforestation. Aujourd’hui, nous respirons toujours le même air.

Les deux entités forestières sont séparées non-seulement par le temps — l’avant et l’après, mais aussi par la constante évolution paléogéographique des espaces continentaux. Toutefois, l’artiste s’ôte intentionnellement de tout indice spatio-temporel humain, invitant ainsi le spectateur à repenser son propre positionnement vis-à-vis du concept de temps, et notamment de « temps long » géologique.

Plus encore, l’humain est volontairement exclu de toute représentation visuelle. Son unique présence se limite au regard de l’artiste qui se caractérise comme dé-subjectivé, s’ajustant aux fréquences du monde qui l’entoure. Prenant le rôle d’une traductrice, – voire d’une chaman -, l’artiste devient une observatrice et une émettrice sensible de réalités plus qu’humaines. Les fossiles flottent dans un espace indéfini, les forêts sont parfois vues sous des angles ambigus, certaines se désintégrant dans des compositions presque abstraites ; la perspective et les proportions semblant indéfinissables.

Dans l’esprit du premier romantisme allemand, l’artiste désire associer différents champs hétérogènes d’expériences et de connaissances du monde – scientifiques et non scientifiques – dans la perspective de dépasser les cloisonnements disciplinaires, mêlant rationnel et irrationnel, sciences, art et poésie, visible et invisible. L’exposition même se projette dans la notion degesamtkunstwerk, traduite commeœuvre d’art totale, mais qui s’entend aussi comme unrassemblement, uneunitécréant l’œuvre. Ainsi, Amélie Labourdette combine son travail photographique avec des pièces écrites et sonores conçues par des artistes invités. À l’instar de la forêt qui se traduit comme un collectif d’arbres, l’exposition devient un collectif de perspectives et de voix. À travers l’œuvreMOHOde Maïtéa Miquelajauregui, l’espace d’exposition est imprégné de vibrations pulsantes incarnant les fréquences du pouls de la Terre. Sensiblement traduites, les forêts se font entendre en voix humaines : d’abord les forêts dévoniennes, par Elodie Issartel, mise en voix par Marie-Bénédicte Cazeneuve, à travers le poèmeNos élans sont les flèches de votre avenir, et puis les forêts d’aujourd’hui, qui viennent à notre rencontre à travers le fragment de l’installation audio-visuelleHaus der Naturen der Weltde Camille de Toledo.

Donnant corps et voix à des entités plus qu’humaines, Amélie Labourdette invite l’humanité à envisager une position différente et non centrale afin de percevoir et de se laisser imprégner par la complexité du monde qui nous entoure, à sortir des croyances anthropocentrées et à regarder la nature comme un immense enchevêtrement non hiérarchique d’espèces, de lieux et d’écosystèmes, dont nous ne sommes qu’une partie.

Gabriela Anco

Info+

– exhibition text – 

Amélie Labourdette

“Un pur esprit s’accroit sous l’écorce des pierres”

Galerie Michel Journiac

08 November – 09 December 2022

Curator : Gabriela Anco

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